L’idéologie comme courant de pensée à été instituée par Marx et Engel dans L’idéologie allemande écrit en 1845-46. Ce terme est employé pour désigner l’ensemble des représentations ( principes moraux et religieux, idées politiques et philosophiques) qui s’imposent à la conscience des hommes au cours de leur Histoire. L’idéologie est mystifiante en ce que les conditions réelles de sa production nous échappe et qu’elle n’a jamais le sens qu’elle prétend avoir. C’est dans la transformation de la nature et d’eux-mêmes, dans la production matérielle de leur existence que les hommes en viennent à produire des idées qui légitiment leur propre existence.
La théorie critique de l’école de Francfort part d’une critique de la philosophie des lumières et positivisme. Les philosophes des lumières pensent que la science et la technique, les progrès de la connaissance et de la raison détruiraient les mythes et les superstitions et fonderaient une société enfin réconciliée avec elle-même. Mais l’objet d’Habermas dans La science et la technique comme « idéologie » est de discuter une thèse de Herbert Marcuse : « La puissance libératrice de la technologie –l’instrumentalisation des choses- se convertit en obstacle à la libération, elle tourne à l’instrumentalisation de l’homme. » Car alors que la science et la technique sont nées de la critique des idéologies (puisque de tels discours légitimaient le pouvoir), elles semblent devenir à leur tour idéologie. Le consensus contemporain sur le fait qu’il n’y a plus de problèmes idéologiques mais seulement des problèmes techniques est une forme postmoderne de l’idéologie. Et ce « technicisme » ici critiqué par Habermas aboutit à faire fonctionner le savoir scientifique et technique en tant qu’idéologie légitimant ou voilant les rapports sociaux capitalistes. Une archéologie de la notion de progrès nous dévoile la science et la technique comme une force productive essentielle au monde industrialisé.
Habermas dévoile donc l’intérêt sous jacent aux décisions techniques dont la neutralité n’est qu’apparente et aborde ainsi une question centrale : comment le consensus social peut il s’opérer dans les sociétés industrielles avancées ? ou comment ces nouvelles forces productives vont poser problème dans leur relation à la pratique sociale, telle qu’elle doit s’exercer dans un monde ou la communication est devenue avec l’information un produit de la technique ? Habermas veut démystifier cette nouvelle légitimation de la domination. Il s’agit de reprendre en main notre histoire , réhabiliter la praxis au sens aristotélicien (discussion politique entre citoyens), contre une technique dominatrice et dangereuse pour l’humanité. Car la technique tend à détruire la fonction symbolique du langage et son rôle de ciment social, pourtant elle en a besoin pour se constituer en idéologie technicienne. Mais il nous faut retrouver une volonté politique issue de la discussion et exempte de domination afin de rétablir une vraie démocratie.
Habermas revient sur le concept de rationalisation scientifique de la société et cherche à comprendre quel type de relation elle entretient avec la technocratie qui semble s’abriter derrière elle. La raison et le rationalisme ont toujours eu une connotation positive et sont l’enjeu de nombreuses recherches car le rationalisme est un ensemble de qualités morales et une attitude éthique d’humanité ; elle vise la liberté du sujet, son émancipation. On assiste pourtant maintenant au développement d’un rationalisme ambigu dont on n’est plus tout à fait sûr de cerner les buts véritables. C’est pourquoi à la suite de Horkheimer avec L’échec de la raison, les autres théoriciens de Francfort, tels Marcuse ou Habermas entreprennent une critique de la raison technique ou instrumentale. Le concept webérien de rationalisation est corrompu par le capitalisme et devient une domination sur la nature et sur les hommes. Elle finit même par dépasser le capitalisme et l’asservir à sa cause. En fait Habermas, après Weber et Marcuse, propose sa définition de la rationalisation selon deux concepts : celui de Weber où la rationalité de la science et de la technique est une mise en œuvre de moyens efficaces par rapport à une fin donnée –le travail-; et celui où la rationalité sociopolitique du cadre institutionnel –équivalent des rapports de production chez Marx, interaction chez Habermas- est une interaction communicationnelle. Si la rationalisation communicationnelle permet d’évincer le dogmatisme idéologique et d’établir une connaissance claire par la dialectique, le rationalisme scientifique peut conduire à quelques déviations selon la forme qu’il prend et Habermas s’étend longuement sur les caractéristiques de cette rationalisation dans son essai.
En effet, c’est en partie depuis que la science et la technique entretiennent des liens si étroits dans la force productive que leur place dans l’organisation de la société a été boulversée. La technique a été très longtemps indépendante de la science qu’elle a précédé très largement dans le temps. La technique a plusieurs millions d’années alors que la science ne date guère que de deux millénaires et demi pour la plus ancienne ( les mathématiques) et à peine quelques siècles pour les sciences expérimentales. Or à partir du XIXeme siècle, les choses changent : science et technique sont devenues interdépendantes. Elles se trouvent de plus au service de la production industrielle. C’est l’une des tendances marquantes du capitalisme avancé et que l’on appelle scientificisation de la technique. La pression institutionnelle tend à accroître la productivité de travail grâce à l’introduction de techniques nouvelles. Habermas parle d’une relation de feedback entre le développement technique et le progrès des sciences modernes. L’Etat cherchant également à les développer pour des besoins militaires, ils deviennent la force productive principale. A ce niveau la conscience humaine ne distingue plus les deux rationalités définies au début, et l’interaction est mise à l’écart Le progrès scientifico-technique régit l’évolution du système social. Avant de prendre la moindre décision, les hommes politiques consultent les experts : la politique se « scientifise ». On peut dater cela de la fin de la seconde guerre mondiale, où gouverner consiste de moins en moins à exercer un art et davantage à appliquer une science. C’est cela que Max Weber appelle la néotechnique : à côté des règles proprement techniques on a maintenant des technologies pour définir l’activité instrumentale et des stratégies pour rationaliser les choix par calcul probabilatoire. On a tendance à penser qu’il se produit une réconciliation de la technique et de la démocratie parce que le bien être technique nous donne l’illusion d’avoir acquis de nouvelles libertés. En fait, il y aurait plutôt phagocytose de la démocratie par la technique : c’est ce que l’on appelle la technocratie avec ses méthodes administratives et manipulatrices. Les rapports du savant et du politique sont inversés, le politique devient un exécutant et le savant un décideur (il définit les nécessités objectives). La démocratie au contraire suppose l’action des citoyens décidant ensemble de leur avenir commun, ce sont de plus en plus des techniciens ( issus du monde marchand) qui décident. En somme, science et technique sont devenues une « idéologie ».
Habermas tente d’expliciter pourquoi on peut parler d’une idéologie de la science et de la technique, c’est à dire comment paradoxalement alors que la science et la technique se sont développées pour critiquer les idéologies, elles ont fini par devenir elles-mêmes une idéologie. Avant en effet, le développement rationnel des forces productives demandait une réévaluation des rapports de productions, c’est à dire que l’économie politique était liée à l’idéologie bourgeoise. Aujourd’hui, c’est la science et la technique qui donnent à la domination sa légitimation : par la société de consommation la technique et la science consolident une organisation sociale en utilisant des techniques de manipulations. La technique perd alors sa fonction critique et devient simple affirmation. Elle ne sert alors plus qu’à légitimer le désordre de cette société dépendante de la technique et manipulée par elle. Dans les sociétés traditionnelles « le cadre institutionnel reposait sur le fondement incontesté de la légitimation donnée par certaines interprétations mythiques, religieuses ou métaphysique dans la réalité du cosmos ou de la société. Un tel système ne fonctionne que tant que les activités rationnelles ne dépassent pas les limites de l’efficacité légitimante de ces traditions culturelles. Le cadre institutionnel, l’interaction, est donc dominante sans exclure les possibilités de changements des forces productives. Seul le capitalisme a institutionnalisé la croissance économique, et ouvert la voie d’une industrialisation qui a ensuite pu se détacher de ce cadre institutionnel du capitalisme et s’attacher à d’autres mécanismes comme la technique ou la science. Le capitalisme ainsi offre une légitimation qui ne vient plus de Ciel mais des forces productives, du travail social. Les forces productives ne semblent donc pas être toujours un potentiel de libération. Nous sommes maintenant entrés dans une forme de capitalisme réglementé par l’Etat, c’est le welfare state qui est une restriction au capitalisme « sauvage » par un Etat « social » ce qui assure un bien être social en même temps qu’une stabilité économique est assurée par la force productive de la science et de la technique. Alors que la domination traditionnelle était politique, avec ce capitalisme, la domination n’est que « médiatement politique, immédiatement économique »
Tout n’est pas perdu entre la technique et la démocratie et Habermas croit bien en la réelle possibilité d’une fin des idéologies puisque finalement son essai semble se donner comme tentative de provoquer une prise de conscience d’une mauvaise direction que nous avons prise mais qu’il est encore temps de rectifier. En effet la technique n’est pas définitivement dominatrice et manipulatrice ni la démocratie définitivement aliénée. Habermas propose une solution pour réconcilier technique et démocratie : il s’agit de la communication. Celle ci doit se faire médiation entre notre savoir et notre pouvoir technique d’une part et notre savoir et notre vouloir pratique d’autre part. Il faut que nous soyons en mesure de « déterminer pratiquement dans quelle direction et jusqu’à quel point nous désirons développer notre savoir technique dans l’avenir. » La philosophie sociale de Habermas s’efforce d’assumer le défi que représente le progrès technique vis à vis de la communication et vis à vis de l’avenir de l’homme. Pourtant nous sommes encore loin aujourd’hui d’avoir un pouvoir politique qui ait une discussion assez efficace pour aboutir à une réglementation utile en manière de technique et de science.
La théorie est intéressante.
Cependant, je serais curieux de savoir ce que Habermas en pense aujourd'hui, 40 ans après la publication de: Technik und Wissenschaft als «Ideologie», surtout sous l'axe des actions à entreprendre dans le but de reconstruire la démocratie.
Car, il me semble que, pour le moment, la technocratie a, à toute fin pratique, réussi à étouffer l'espace publique.
Rédigé par : Daniel Derome | mercredi 30 janvier 2008 à 15h24
Et bien merci pour cet article, qui m'aide un peu à comprendre ce livre dont je dois faire la fiche de lecture pour lundi prochain et qui me laissait jusqu'à présent, dans un flou plus que poisseux. Je dois dire que lire un bouquin du XXe siècle rédigé de cette façon, c'est indigeste, et surtout désagréable...
Merci.
Rédigé par : hillson | mercredi 29 octobre 2008 à 00h14